samedi 15 décembre 2007

Mehdi "Lbantouri" - (29) - Le périple

Le soleil était au zénith quand Mehdi, tantôt à dos de mulet, tantôt à pieds tirant sa monture, arriva à Tlet Hanchane.

Le revoilà à nouveau sur un terrain disgracieux, nu et inhospitalier, où la misère de l’homme n’a rien à envier à celle de la nature. Une nature qui ne cache même plus sa déconvenue derrière un semblant de voile floristique. Il contemplait à nouveau cet endroit immense et vaste mais malchanceux, pauvre et abandonné comme lui. Les éléments de la nature et la férule de son père se confondaient pour lui en cet instant d’évasion où, son esprit se bruinait et sa vue se troublait rien qu’à l’idée de partir à la conquête d’hypothétiques espaces de paix et de sérénité.

Dans ses réflexions, il ne s’était pas rendu compte qu’il avait réduit le pas à tel point que sa mule se permettait de baisser la tête pour humer le sol à la recherche d’une herbe à brouter. Mais la pauvre bête ne trouvait pas l’ombre d’une brindille à se mettre sous le mors et n’y gagnait en retour qu’une nuée de poussière soulevée par son souffle, qui au contact de sa bave, formait un enduit qui lui collait au museau on aurait dit un clown. L’ongulé devait se demander lui-même ce qu’il lui arrivait, quel destin l’attendait avec son nouveau maître.
Mehdi revint finalement à lui et tira sur les rennes pour requinquer la bête. Mais celle-ci, réputée pourtant trotteuse, semblait hésiter à garder la cadence, alors qu’elle n’avait comme charge que le menu barda du jeune muletier. Il déduisit enfin que cet animal doit, tout comme lui, prendre pour la première fois cette direction, habitué toujours à faire les souks de Ounara, Essaouira dans le sens opposé, il avait peur de l’inconnu.
Voilà comment, le destin de deux individus pourtant d’espèces différentes se fusionnait dans le même creuset de la vie. Mehdi se reconnut à lui-même une certaine appréhension à voyager tout seul pour un long trajet. Il avait peur également de faire de mauvaises rencontres. Les brigands et les coupes jarrets pullulaient en ces temps là et sillonnaient les chemins muletiers et les parcours de montagne à la recherche de voyageurs esseulés à détrousser. Mais il se tranquillisait à l’idée qu’il n’avait rien de précieux avec lui à l’exception de sa bête de charge et les deux sous qu’il lui restait de son pécule. Avec l’esprit un tantinet débridé, il allait jusqu’à se dire que dans son accoutrement et sa rengaine, les éventuels bandits le prendraient sûrement pour l’un des leurs et lui donneraient plutôt un coup de main en signe de confrérie implicite des laissés pour compte.

Soudain, il s’arrêta net, enfourcha sa monture et éperonna on aurait dit qu’il avait le diable aux trousses. La pauvre bête n’y comprenait rien ; qu’est ce que c’est que cet humain plein de lubies que le sort m’a réservé se disait-elle. Quand il ne marche pas à pied sans se soucier qu’il avait un mulet, il le monte et tout de go part à bride abattue. Mais en fait, Mehdi alors qu’il rêvassait, se rappela que quand le bandit est là, le gendarme n’est pas loin et comme ce dernier genre l’horripilait peu ou prou, il jugea, précautionneux qu’il était, qu’il fallait accélérer l’allure pour atteindre Sidi Mokhtar avant la nuit. Il n’aimait pas beaucoup l’occupant et le genre gendarme en particulier. On lui avait raconté que les gendarmes battaient toutes les régions à la recherche de foyers potentiels de résistance et qu’il leur arrivait d’enrôler bon gré, mal gré les jeunes indigènes dans la force de l’âge pour les envoyer servir de chaire à canon à la cause de l’hexagone. Ces idées qui venaient de traverser son esprit se structuraient peu à peu et se mettaient déjà en scène. Si les gendarmes venaient à m’arrêter, ils me parleraient dans une langue que j’ignore, me demanderaient des pièces d’identité que je n’ai point, alors ils me soupçonneraient de tous les maux de la terre sans que je ne puisse me défendre. Les uns diront que je suis l’éclaireur de quelques patriotes en train de leur tendre une embuscade, d’autres répliqueront qu’avec une tête à moitié enflée comme la mienne, il ne pourrait s’agir que d’un renégat de quelques brigands que la fatuité a aveuglé et s’est frotté à plus fort que lui. Comment pourrais-je leur expliquer mon histoire de la « Matmora », le seul gestuel ne suffirait pas et les gallicismes de leur langue me sont inconnus, alors que faire ?
A ce moment et sur un autre registre, il se rappela ce besoin pressant et cette lacune immense qui l’ont toujours rongé depuis sa fugue à l’âge de onze ans. Apprendre à lire et à écrire serait désormais sa première préoccupation. Il broyait du noir à l’idée que les garçons de son âge parlaient et écrivaient couramment alors que lui pataugeait encore dans les bas fonds de l’analphabétisme. Soudain il se rendit compte qu’il cravachait sans raison sa monture qui avait déjà une allure effrénée pour son genre. Sans le savoir, il libérait son ire du moment sur la pauvre bête, tellement il en avait après son destin d’avoir fait de lui un moins que rien, un ignare et un miséreux. Il s’arrêta sur le champ, mit pied à terre et tira sa monture calmement comme pour se faire pardonner de son comportement peu orthodoxe….