Au petit matin, Mehdi pris congé de ses amis de fortune et se dirigea tout de go vers les ruelles qui
donnent sur la place Jamaa Lafna. Il se rappelait clairement le nom de la rue
où le mari de sa tante (Si Ahmed) tenait un petit commerce de vente d’étoffes et de tissus. Il
retrouva facilement la rue Essamarine qu’il recherchait, mais comme la plus
part des boutiques étaient encore fermées à cette heure ci, ajouté à cela que tous
les murs étaient repeints en ocre rouge et les portes au laqué marron foncé, il
ne put reconnaître celle de Si Ahmed. Il décida alors de se renseigner chez le
marchand de la première boutique ouverte.
Si Ahmed était très connu à Essamarine et Mehdi fut vite informé
de la position de la boutique à une demi encablure de là.
La boutique identifiée est néanmoins encore close en ce début de
matinée et Mehdi n’eut d’autres choix que de s’asseoir sur le seuil pour
attendre le mari de sa tante.
Après une heure d’attente, en vain, il résolut de faire les
ruelles voisines, histoire de se dégourdir les jambes et essayer de se
remémorer le contexte où il a longtemps gambadé alors âgé à peine de six ans.
Il entama alors une petite balade dans les dédales des ruelles
maillées de Jamaa Lafna et tout en se projetant dans le passé, il reconnut par
moment, des endroits qu’il parcourait pour faire des courses, dans le temps, pour le mari de sa tante.
Les raies de lumière,
traversant les roseaux placés pour ombrager les ruelles, traçaient des bandes
blanches sur le sol qui sont piétinées sans merci par les passants allant dans
tous les sens telle une fourmilière. Elles ne trouvent de répits que quand le
soleil quitte le zénith pour flancher d’un côté ou de l’autre, extirpant ses
bandes éphémères du supplice des marcheurs
Mehdi se délecta un moment de ce milieu doucereux qui lui
rappelait la quiétude de son enfance au temps où il vivait avec Si Ahmed. Ce milieu où les
portes cochères, les ruelles parfois en culs de sac, forment avec la diversité
des corporations d’artisans de tout genre, teinturiers, ferblantiers ou encore
cordonniers un creuset d’où émanent une combinaison d’odeurs et d’arômes
spécifiques à ce lieu magique.
Les bruits et sons n’étaient pas en reste et aux impacts rythmés
des marteaux sur les enclumes viennent s’ajouter aux cris des charretiers porteurs d’eau
tantôt annonçant leur passage, tantôt proposant leur service, les bruits
occasionnés par les bidons en tôle
galvanisée chargés sur leurs engins. Les roues étant quasi ovales, confectionnées
en bois recouvert de morceaux de pneus découpés en lanière retenus par du fil
de fer recuit accentuaient les entrechocs des contenants qui devenaient plus
bruants au fur et à mesure qu’ils se vidaient.
Mehdi ferma les yeux un moment en disant qu’en l’espace d’une
décade, rien n’a vraiment changé en ces lieux, l’évolution était très lente à
son goût. Il rebroussa chemin pour retrouver ensuite la boutique du mari de sa tante, restée toujours close.
Il se rappela alors que la maison de sa tante n’était pas très
loin de la boutique de son mari et qu’avec un peu de chance, il la retrouverait facilement.
Il fallait juste s’assurer que sa tante habitait toujours au même endroit. Quand
ce fut fait auprès du boutiquier voisin de si Ahmed, il sortit des ruelles, déboucha sur
la place, la traversa, longea le mur d’en face et en se laissant guider par son
instinct, tourna à gauche sous un portique en pisé, marcha quelques centaines
de mètres puis s’arrêta net devant une porte peinte en vert wagon décorée de
grosses pointes en forme de punaises jaunes bombées. Un heurtoir ayant l’aspect
d’un anneau épais en cuivre ornait le vantail droit de la porte.
Vêtu d’une djellaba blanche, un burnous et un turban qu’il mit ce matin là, haut de ses dix
sept printemps, un semblant de
moustaches accrochées au nez, Mehdi se voyait déjà adulte, sa carrure aidant,
il ferait facilement deux ou trois années de plus.
Il passa ses doigts dans ses cheveux ébouriffés qui débordaient de son turban, mais rien n’y fait, plusieurs épis se redressaient derechef.
Enfin, il se hasarda à soulever le heurtoir de la porte, qu’il
retint pendant un moment dans cette position, on aurait dit que sa main s’est
subitement engourdie. Il rêvassa ainsi, indécis qu’il était, en se reposant
encore la grande question qui le rongeait depuis tout petit. Si je me
retrouvais nez à nez avec mon père ? Allait-il me reconnaître ? Me
pardonnerait-il ma longue fugue ? Non se tranquillisait-il, je ne
renoncerais pas, je n’ai pas fait tout ce chemin pour rien et puis je n’ai rien
à perdre, je dois remplir mon devoir de bon musulman jusqu’au bout.
Il laissa finalement retomber le heurtoir sur le vantail, le
ressaisit à nouveau et refit de même
plusieurs fois.
Il sentit ensuite, quelques instants plus tard, que quelqu’un de
l’intérieur s’était rapproché de la porte et se mit à claquer les mains on
aurait dit un léger applaudissement.
Pendant une fraction de seconde, Mehdi était perplexe, avant que
son esprit ne fasse un bond en arrière pour se rappeler que les femmes dans
cette contrée ne parlaient pas aux étrangers et ne faisaient que claquer des
mains quand leur homme n’était pas là pour ouvrir. Le visiteur dans ce cas doit
annoncer son nom. Si celui-ci est connu de la famille, la femme engage la
discussion, sinon la femme continue de claquer des mains et le visiteur laisse
un message oral au maître de la maison et s’en va.
Sur ce, il dit :
-
Je suis Mehdi Ben Brahim, Ben Kacem, je viens
voir ma tante Laa Khaddouj et son mari Si Ahmed
Puis un son de pas qui s’éloignent fut perçu par Mehdi. Désormais
se disait-il, c’est le manège habituel, la femme qui claquait des mains va
rapporter le message à sa maîtresse.
Enfin une voix de femme se fit entendre et lui dit :
-
Nous ne connaissons pas de Mehdi Ben Brahim,
le seul qu’on connaît est mort quand il avait dix ans.
-
Non La Khaddouj, c’est bien moi Mehdi, ton neveu, je suis encore en vie et je suis revenu pour vous voir. Je n’ai
pas trouvé ton mari à la boutique et j’ai décidé de voir à la maison.
Le ventail crissa en s’entrebâillant et fit apparaître l’œil d’une
femme voilée qui dévisagea un moment le visiteur , interloquée par son accoutrement d'un amazigh, mais qui ne lui allait point à son goût. avant de s’écrier :
-
C’est bien Mehdi ! Il est vivant !
Sur ce, elle ouvrit grand la porte, attrapa la main de Mehdi et se
mit à pleurer.
Mehdi ne put retenir ses larmes et s’effondra dans les bras de laa Khaddouj qui fut pour lui, depuis sa troisième bougie, sa seconde mère pour s’en
être occupée depuis la mort de sa mère biologique.
Pour la première fois de sa vie, il eut des larmes de tendresse
pour quelqu’un. Lui qui, de sa vie, le sort ne lui a jamais été magnanime et
n’a toujours eu que des larmes de douleur et de détresse.
Dans cet événement touchant et cette profusion de larmes, la femme
qui faisait des bans derrière la porte se mit également à pleurer et à crier à
son tour qu’elle était sa cousine (fille de si Ahmed)
Ils s’entrelacèrent à trois
et continuèrent à verser des larmes, tantôt de joie, en remerciant Dieu
d’avoir épargné le petit Mehdi, tantôt d’amertume pour avoir perdu de vue, pendant
longtemps, leur chérubin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire